Recherche scientifique

En Antarctique, un buste de Lénine voué à disparaître

Publié le 16.06.2023, 15:49 (CEST)

L'étude du réchauffement climatique est complexe. Elle ne peut se résumer à la comparaison de deux photos prises à des années d'intervalle. Pourtant, ce raisonnement trompeur prospère sur Internet.

Sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes comparent deux photos d'un ancien refuge soviétique établi en 1958 en Antarctique. Selon eux, « 65 ans après sa construction », cette base est aujourd'hui enfouie sous une épaisse couche de neige, à l'exception d'un buste de Lénine, érigé au sommet. « Qu'est-il arrivé au réchauffement climatique ? », s'interroge l'un d'eux. « Où en serait-on sans le réchauffement climatique ? », ironisent d'autres, dans des publications devenues virales début juin 2023.

Mais y a-t-il une contradiction, comme ces publications le laissent penser, entre la hausse des températures moyennes à l'échelle mondiale et le niveau élevé d'enneigement en Antarctique ? 

Évaluation

Non, ces allégations s'appuient sur un raisonnement trompeur, fondé sur la seule comparaison de deux photos. L'enfouissement de stations en Antarctique peut résulter de l'accumulation de neige dans certaines zones. Ce phénomène normal n'a pas de rapport direct avec le dérèglement climatique, ont expliqué deux glaciologues à la dpa.

Faits

Lors d'une expédition scientifique en 1958, les Soviétiques ont atteint le pôle Sud dit « d'inaccessibilité », soit le point le plus reculé des côtes sur le continent Antarctique.

En réponse à la construction de la station de recherche américaine d'Amundsen-Scott deux ans auparavant au pôle Sud, les Soviétiques y ont établi une base, au sommet de laquelle ils ont hissé un buste de Lénine tourné vers Moscou. Aujourd'hui, seul ce buste pointe encore à l'horizon, le reste de l'installation ayant été enseveli sous la neige.

Pour certains internautes, cette importante couche neigeuse entrerait cependant en contradiction avec le réchauffement climatique. C'est du moins ce que suggère un photomontage, comparant les niveaux d'enneigement de la base soviétique à plusieurs décennies d'intervalle.

Sur l'image la plus ancienne, en noir et blanc, on peut voir la délégation de l'URSS poser fièrement devant la base, surplombée par le buste de l'ancien révolutionnaire bolchevik. La scène s'apparente à d'autres clichés accessibles ici et ici, immortalisant la construction du refuge en 1958.

La photo la plus récente montre, quant à elle, l'aventurière chinoise Feng Jing qui, lors d'un périple en Antarctique, a atteint le pôle Sud d'inaccessibilité le 25 janvier 2020.

Ces deux photos ont donc une soixantaine d'années de différence.

Un phénomène normal

Le recouvrement de certaines stations par la neige constitue « un phénomène tout à fait normal », explique à la dpa le directeur du laboratoire de glaciologie de l'Université libre de Bruxelles (ULB), Frank Pattyn. « Tout ce qui est directement posé sur la neige risque d'être enseveli en raison de l'accumulation de neige dans certaines zones », précise-t-il.

Chaque année, environ 2.000 gigatonnes de neige tombent sur le continent austral. Certains endroits, comme les régions côtières et montagneuses, en reçoivent plus que d'autres.

Toutefois, le pôle Sud et le centre Antarctique sont des régions peu exposées aux précipitations. Pour le glaciologue et professeur à l'ULB Jean-Louis Tison, « il se pourrait que la redistribution par le vent (...) ait accumulé la neige sur la base ». Mais « même si c’est le cas, il n’y a aucune connexion avec le réchauffement climatique », affirme-t-il.

Au fil des ans, la plupart des bases scientifiques construites à la fin des années 1950 - en marge de l'Année géophysique internationale (1957-1958) - ont dû être reconstruites ou améliorées. D'autres se sont enlisées dans les glaces ou ont été ensevelies sous la neige. « A la fin des années 1980, les Japonais avaient construit une base qu'ils ont dû délaisser après quelques années pour cette raison », se souvient Frank Pattyn, qui s'est rendu plusieurs fois sur le continent blanc. C'est également le cas de la première station belge Roi Baudouin, fermée en 1967.

A l'époque, l'URSS avait également construit la station de recherche Vostok, dans une zone moins exposée à l'accumulation de neige. Elle est toujours opérationnelle aujourd'hui.

Le refuge soviétique établi au pôle Sud d'inaccessibilité aurait, quant à lui, fonctionné pendant un mois avant d'être abandonné, selon l'agence de presse étatique russe Tass.

Davantage de neige attendue en Antarctique

Avec le réchauffement climatique, « on s'attend à ce que l'accumulation de neige augmente en Antarctique », ajoute Frank Pattyn.

Dans certaines régions, les chutes de neige auraient en effet augmenté, probablement en raison d'une atmosphère plus chaude qui peut transporter davantage d'humidité.

Néanmoins, « on considère actuellement que l’ensemble de l’Antarctique est en perte de masse », complète Jean-Louis Tison. « La perte de masse par vêlage (rupture, NDLR) d’icebergs l’emporte sur le gain de masse par précipitations neigeuses, certainement en Antarctique de l’Ouest, avec un Antarctique de l’Est en balance ou aussi en très légère perte. Les augmentations récentes de précipitations, si elles existent, sont mesurées sur les côtes, pas au centre de l’Antarctique », poursuit-il.

Comme on peut le lire ici, examiner l’augmentation attendue des chutes de neige dans le contexte de la perte de masse antarctique induite par le dérèglement climatique est l’un des grands défis des sciences du climat.

(Situation au 16.06.2023)

Liens

Publications Facebook I, II, III (versions archivées I, II, III)

Publication Twitter (version archivée)

Définition du pôle Sud d'inaccessibilité (version archivée)

A propos de la base Amundsen-Scott (version archivée)

A propos du buste de Lénine - BBC (version archivée)

Photos de la construction du refuge soviétique I, II (versions archivée I, II)

A propos de l'aventurière chinoise I, II (versions archivées I, II)

A propos du glaciologue Frank Pattyn (version archivée)

Sur la quantité de neige en Antarctique (version archivée)

A propos du glaciologue Jean-Louis Tison (version archivée)

A propos de la base Roi Baudouin (version archivée)

A propos de la base Vostok (version archivée)

Dépêche de Tass (version archivée)

A propos de l'augmentation des chutes de neige (version archivée)

À propos des fact-checks de la dpa

Ce fact-check a été rédigé dans le cadre du programme indépendant de vérification de Facebook/Meta. Plus d’informations au sujet de ce programme peuvent être trouvées ici. Pour en savoir plus sur la façon dont Facebook/Meta gère les comptes qui diffusent des informations erronées, cliquez ici.

Si vous avez des objections ou des remarques, merci de les envoyer à l'adresse factcheck-belgium@dpa.com en incluant un lien vers la publication Facebook concernée (voir le modèle à utiliser ici).

Pour plus d’informations sur la manière de soumettre une correction ou de contester une évaluation, veuillez vous référer à cette page.